samedi 25 octobre 2014


Lettre à une absente

Tu téléphones, inquiète, et demandes :  « comment s’est passé le Séna ? »

Ce fut un magnifique Séna, même s’il fut sans musique car nous n’avions ni la belle voix caressante de notre chanteuse Lully, ni les percussions de René, réquisitionné par d’autres  tâches professionnelles.

J’avais un peu peur de ce Séna car même si chacune de nos rencontres touchait à des questions graves et préoccupantes, aucune, jamais, n’avait porté un titre aussi offensif, et je le sais, rebutant pour bien des esprits craignant les débats politiques.

Racisme ? On ne joue plus !

Ce Séna nous avait quasiment été commandé par Aline, du Collectif R = (Respect) qui s’est constitué après les attaques racistes dont a été victime madame Taubira, garde des Sceaux, mais aussi contre toutes les dérives racistes visibles dans la société française et qui touchent des citoyens bien moins haut placés que la ministre de la justice.

Parler du racisme français – qui nous paraît avoir ses spécificités propres - , remonter à ses sources, et comprendre son fonctionnement aujourd’hui, ne pouvait que déboucher sur des moments particulièrement émouvants et passionnés.

En t’écrivant ces deux mots : « émouvants et passionnés », je me rends compte du fait qu’ils ont si souvent été utilisés à notre sujet- les Noirs - et remplacés par des termes divers et variés (susceptibles, irritables, chatouilleux, Gwada…, hypersensibles, sentimentaux ! tiens, ce terme a d’ailleurs été utilisé hier par quelqu’un, je te dirai dans quelles circonstances…), tellement que j’hésite à les utiliser et puis je me dis que non, je ne vais pas me laisser déterminer par l’extérieur et aller jusqu’à refuser certains mots !

Oui, ce  Séna fut passionné.

D’abord, laisse-moi te décrire le lieu où nous nous trouvions.

En plein milieu du boulevard de la Chapelle, tandis que le marché, au-dehors, vibrait, refusait de prendre fin en cette après-midi de préparation des fêtes de Noël – déjà -, nous nous sommes retrouvés au chaud, dans la grand hall ensoleillé du Centre Barbara à la rue Fleury, dans la Goutte d’Or.

Nous n’avions pas choisi ce lieu par hasard ! Nous en rêvions, ne sachant s’il nous serait prêté et, heureusement, grâce à Danielle Gambino, la directrice (que tu connais, n’est-ce pas ?), nous avons été accueillis là, à bras ouverts.

Oui, le 18è et la Goutte d’Or plutôt que tout autre  quartier de Paris !
Tu comprends notre choix ?
Ce grand vaisseau de verre, ouvert sur le quartier, tu sais combien il est agréable ! Nous y avons répété ensemble !

Là, il nous a été possible de reconfigurer le hall comme nous le désirions, avec l’aide de Richard, le régisseur. Pousser les fauteuils, déplacer les bibliothèques (heureusement sur roulettes) et les plantes, installer des tables et des chaises, trouver l’agencement entre les fauteuils et les chaises, pour que nul ne se sente exclu…
En quelque sorte, préparer sa maison pour l’accueil des invités.
Nous avons su que nous avions gagné lorsque Christelle Evita, l’une des comédiennes, enfin, je devrais plutôt dire l’une des « sénatrices », nous a dit, en parlant d’une petite fille qui se déplaçait au milieu des fauteuils avec délectation : « Ah, oui, elle se sent comme à la maison ».

Nous pouvions commencer.

Le chant d’ouverture (mon Dieu, j’ai dû faire cela, toute seule…), l’accueil par Ti Malo, que, pour la première fois, nous avions placé dans la position délicate d’être à la fois MC sans tout à fait l’être, car nous voulions que la parole soit fluide, qu'elle circule et que lui-même puisse se sentir libre de participer à la discussion et de dire ses textes – ce qui, tu le sais, lui a souvent été difficile durant les autres Séna. Et c’était parti…

D’abord, un hommage à Nelson Mandela. Pouvions-nous passer à côté de cela ? Bien sûr que non, et d’ailleurs, il a été présent durant toute la durée de notre rencontre.

Et puis, nous sommes entrés dans le vif du sujet, doucement, presque agréablement…
Par deux poèmes de Baudelaire…
De ces poèmes qui, visiblement, ne disent rien de bien méchant… Une dame créole et À une Malabaraise.

Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t'a fait naître,
Ta tâche est d'allumer la pipe de ton maître,
De pourvoir les flacons d'eaux fraîches et d'odeurs,
De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,
Et, dès que le matin fait chanter les platanes,

D'acheter au bazar ananas et bananes.


Ces petits bijoux de l’exotisme, dits avec calme et élégance, le premier par Gladys Arnaud - avec cette délicieuse petite fille sur les genoux ! -  puis le second par Martine Maximin, semblaient vouloir passer comme une lettre à la poste.

Tu imagines !
À peine une réaction à ces quelques mots (Baudelaire, conseillant à la Malabaraise de ne pas rêver de venir dans cette France qu’il décrit comme un lieu de souffrance…)

Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs
Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs
Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges
Et vendre le parfum de tes charmes étranges,
Oeil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,
Des cocotiers absents les fantômes épars!


Mais voilà, les réactions étaient plutôt mitigées. Oh, on ne voyait rien de bien violent là-dedans !
Précisément, cette vision de nos femmes et de nos pays, et puis cette idée que l'esclavage était doux, tout cela a encore de beaux restes… Et rappelle-toi, lorsque nous avons parlé des littératures caribéennes des années 80, nous avons évoqué quelques uns de nos auteurs, dont le regard sur les femmes n’est pas très éloigné de ces dérives exotiques… En nous-mêmes, le poison instillé avec calme et douceur, en vers balancés et chantants… Alors oui, même parmi ce public averti et véyatif, les lieux communs baudelairiens ont eu du mal à être perçus…

Heureusement, Voltaire n’était pas loin !

Je crois bien que c’est à partir d’ici que les langues se sont déliées, à commencer par cette enseignante qui nous a dit, avec beaucoup de colère  et d’émotion comment, emmenant ses élèves au théâtre, cette année 2013, oui, l’autre jour ! des spectateurs Blancs se sont tournés vers eux et leur ont dit « Vous autres, les Noirs et les Arabes, vous n’avez rien à faire au théâtre ! »

Un « Rentrez dans vos cités ! » qui est une des variantes modernes du « Retournez dans votre jungle ! ». Mais tonnerre, ne vois-tu pas à quel point on progresse ? Au moins, on ne nous renvoie pas dans notre jungle, vu que les bananes, on en trouve ici…

Écoute, ma chère, je ne peux te raconter tout ce qui fut rapporté là, du comédien Christian Julien - qui nous a fait la belle surprise d'être là et de dire, au débotté, un texte de Glissant, avec force et sobriété - Christian sur qui des enfants, en Allemagne, ont craché, à la piscine, en groupe, sans l’avoir jamais vu auparavant, juste parce qu’il est noir, à bien d’autres turpitudes vécues ici et là.

Passons maintenant à cette question lancinante : que faire ?

Oh, je ne te cache pas que nous nous sommes trouvés à deux doigts de la constitution d’un groupe ! Politique ? Communautaire ?

Cette question du communautarisme a été longuement débattue. Certains ont rappelé que ce mot fut créé pour nous, pour ceux des banlieues précisément ! Noirs et Arabes. (Vois-tu comme nos sorts sont désormais liés ? ) Auparavant, que de communautarismes existaient déjà sans qu’ils fussent dénoncés !

Mais bréfons ! Bréfons ! !

Constituer une communauté de couleur de peau ? Certains s’y sont violemment opposés ! Qu’est ce qu’un noir de la Guadeloupe a de commun avec un noir du Soudan ? Doit-on se laisser déterminer par le regard de l’autre ?

Fanon en recours : Le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc.

En opposition frontale avec cette idée, d’autres voix se sont élevées pour appeler à la constitution de groupes de pression, tout comme les Noirs américains, que nous nous rassemblions, pour exiger que les programmes scolaires, l’éducation, la télévision, la presse…

Mais qu’attendez-vous de tous ceux-là ? demandait quelqu’un d’autre ! La presse ? Allez quelques lignes ici ou là, pour que vous leur fichiez la paix !

Ah, oui, je pense bien que c’est ici qu’une dame nous a dit qu’elle nous trouvait « bien sentimentaux ! »... Car exiger le respect, ce n’est pas suffisant « On peut respecter son esclave ! ». Bon, là, tu te doutes bien que les protestations ont été véhémentes ! 

En fait, elle voulait dire qu’il fallait aller plus loin, que c’était l’ensemble de la société qu’il fallait remettre en question, et en particulier, être conscient du fait que les détenteurs du pouvoir (qu’elle résumait au « mâle, Blanc, Chrétien ») ne se déferaient pas spontanément et volontairement de leur pouvoir. Il faudrait le leur arracher ! Mais comment ? Cela, elle ne l’a pas dit. Elle nous a quittés avant ! Dommage, nous étions tellement à la recherche de solutions…

Un jeune homme bien intentionné a tenté de nous dire que finalement, ceux qui n’étaient pas instruits et informés ne devaient se le reprocher qu’à eux-mêmes ou à leurs parents, car l’école éduque tout le monde…

L’école ? Quelle école ? Quel rôle joue l’école ? Et ne devrait-on pas plutôt parler DES écoles tant la qualité de l’enseignement diffère d’un bout à l’autre du pays ! Et en pleine conscience !

Caliban
La conscience de Prospero ! Prospero est un vieux ruffian qui n’a pas de conscience.

Ariel
Justement, il faut travailler à lui en donner une. Je ne me bats pas seulement pour ma liberté, pour notre liberté, mais aussi pour Prospero, pour qu’une conscience naisse à Prospero. Aide-moi, Caliban.

Caliban
Dis-donc, mon petit Ariel, des fois, je me demande si tu n’es pas cinglé ! Que la conscience naisse à Prospero ? Autant se mettre devant une pierre et attendre qu’il lui pousse des fleurs!


Cet échange extrait de la pièce Une tempête d’Aimé Césaire nous a été dit par Ti Malo et Jalil Leclaire. Magistralement…

Et puis celui-ci, d’Audre Lorde, tiré de « De l’usage de la colère »

« Ma réponse au racisme est la colère. J’ai vécu avec cette colère, en l’ignorant, en m’en nourrissant, en apprenant à m’en servir avant qu’elle ne détruise mes idéaux, et ce, la plus grande partie de ma vie. Autrefois, je faisais tout cela en silence, effrayée par le poids d’un tel fardeau. Ma peur de la colère ne m’a rien appris. Votre peur de cette colère ne vous apprendra rien, à vous non plus. »

Il y aurait encore tant à te raconter, de Martine, disant son texte Tout est calme, de Loïc Lantoine avec une forte émotion dans la voix ou de Roselaine Bicep, chantant Lili de Pierre Perret et arrachant des larmes à une spectatrice qui va la serrer dans ses bras.

Ou te parler de Dio’z, une jeune rappeur qui, avec une grande délicatesse vint me trouver avant que ne débute le Séna, pour me demander s’il ne devrait pas censurer deux mots qu’il pense un peu choquants pour la compagnie – Sodomie et kouni a manman !

Ma réponse, « Non, on ne se censure pas ici. Ici, on ne censure pas les artistes ! » n’a pas suffi à le retenir de se débarrasser très vite de ces mots gênants, en les coupant à moitié !
Comme il a été applaudi… et tu sais que les applaudissements sont plutôt rares au Séna, vu que, dès le départ, nous les avons découragés !

Et Astrid Bayiha, disant Nous les Gueux de Damas !

Enfin, bref, reporte-toi à la liste des textes - vois le lien ci-dessous - et imagine le public que tu connais déjà, vibrant, vivant, participant pleinement et toujours heureux, à la fin, comme soulagé d’avoir pu déposer son fardeau, le temps d’un vrai Séna !

http://www.lafabriqueinsomniaque.com/uploads/textes.pdf

Au fait, cette fois, nous n’avons pas mangé ! Le lieu ne s’y prêtait pas. Question hygiène et sécurité…

Un Séna très différent des autres, vraiment ! Mais toujours aussi riche.

Tu viendras, la prochaine fois ?

Gerty Dambury