mardi 6 mars 2012

Une critique de la mise en scène de Jaz

Jaz de Koffi Kwahulé 
Mise en scène et interprétation de Gerty Dambury 

Une production de la Fabrique Insomniaque / La Noria 
Mairie de Paris,
Auditorium 
8 mars 2011 

Photographies : Emir Srkalovic 

Sonorisation : Jacques Cassard 

Technicien lumière : Jean-Pierre Nepost 

Costume : Claire Risterucci 

Chant : Lully Dambury
Cette pièce du dramaturge ivoirien a déjà fait l'objet d'une demi-douzaine de mises en scène dont l'avant-dernière circule actuellement en France après sa création à Montréal. On peut lire en ligne, dans le portail Francotheatres et la rubrique « Spectacles récents », le compte rendu d'Alvina Ruprecht, de la mise en scène de Kristian Frédric en 2010. Si celle-ci a pu paraître excessivement spectaculaire, alors la mise en scène dépouillée de Gerty Dambury constitue le parfait antidote.
L'auditorium de la Mairie de Paris n'est pas, techniquement, un théâtre de rêve, et les conditions de cette création, invitée pour marquer la Journée des droits des femmes, ont sans doute posé des limites à la scénographie. Il sera certainement intéressant de suivre la conception de ce spectacle pour lequel l'actrice ne disposait que d'environ deux mètres de profondeur de plateau devant un écran blanc comme rideau de fond. D'apparence pauvre et nue, cette interprétation est aux antipodes des lectures du genre appropriations / récupérations de textes qui abondent aujourd'hui.
A l'extrême, la scène sera totalement noire et un éclairage minimal y fera luire une main (la main du mendiant qui réclame sa pièce) ou le crâne blanc de l'actrice. Il n'y a aucun accessoire : une femme noire en long fourreau noir et courts cheveux de neige tient la scène. Le leitmotiv de son discours revient une dizaine de fois, à chaque fois énoncé différemment : dit en passant, confié, jeté là, hurlé, ressassé, vociféré : « Je ne suis pas ici pour parler de moi, mais de Jaz » ... C'est le discours explosé d'un sujet femme fragmentaire et l'on imagine aussi bien que quatre actrices aient pu s'en emparer comme le firent les Quatr'elles en 2008. L'argument de la pièce est le viol perpétré dans le piège d'une sanisette, en bas d'un immeuble aux conditions abjectes (depuis des jours les toilettes communes d'un étage supérieur débordent) par un homme « de 33 ans », et au visage de Christ mais armé d'un couteau de cuisine. C'est un maniaque qui croit même qu'il pourra renouveler son forfait tous les dimanches. L'écriture magistrale, mystérieusement pudique, de Kwahulé fait miroiter ce viol comme une grand-messe de la virilité démentielle, où l'homme oblige la fille à prononcer une formule rituelle sur la/sa mortifère « queue de scorpion » ...
Le jeu est sans faille, il dure une heure. Retenu au début, le ton de l'actrice est celui d'un témoin presque détaché de l'histoire. Une tension se noue lorsque la sonorisation intervient pour interrompre la femme, à diverses reprises mais c'est la même voix (unique, voilée, incomparable voix de Gerty Dambury) qui dit des bribes d'un autre discours : d'affaires, de comptabilité, d'arguties de syndic d'immeuble. La spectatrice doit donc s'ouvrir à l'évidence que cette femme « entend des voix » ou souffre d'hallucinations, à moins qu'elle ne soit celle-là même qu'elle nie être, Jaz. Le crescendo monte implacablement et l'actrice au jeu détaché, hiératique du début (souvenir du profil figé des bras, du corps parfait des femmes ou des dieux dans les fresques égyptiennes), le jeu va peu à peu s'animer pour faire entendre la voix intérieure de la victime, mais aussi bien celle du violeur-aboyeur qui ne peut s'assouvir qu'en insultant la jeune fille et mettant à quatre pattes la gent féminine toute entière. On pense à Baudelaire « Sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci ».
Le tiers supérieur gauche du fond de scène blanc fait écran pour la projection de photographies qui - comme la sonorisation et l'éclairage bien sûr - sont harmonisés avec le déroulement du drame. Cet élément de décor minimaliste et riche fait preuve de la même retenue que le jeu de l'actrice. Les images qui se succèdent sont souvent semi-abstraites, gros plans fragmentaires, silhouette masculine en dessin lumineux pour la scène du viol, ruban multicolore à bande centrale grise (pour présenter le motif de la couleur grise, absente de l'arc-en-ciel, du texte) et « morceaux » de femmes ; dos de femmes dans un bar, et surtout jambes de femmes vues par en dessous ou bien en contre-plongée, images mentales de voyeur banal à l'affût.
Les effets de sonorisation - troisième dimension de ce spectacle épuré - sont généralement discrets, rarement réalistes (goute à goutte rythmique de plomberie et de percussion de baguette), parfois harmonieux (orgues et cordes après le désastre, pizzicato de basse et xylophone de jazz pour évoquer l'amie perdue, Oridé, et son masque, ou encore chant de clôture avec Lully trop éloigné et trop bref), et bien entendu la sono se fera exceptionnellement stridente (sifflements suraigus) pour la scène du viol.
L'ensemble de ce travail est remarquablement mené pour servir un texte majeur dans la dénonciation virile des violences contre les femmes qu'a entreprise Koffi Kwahulé. Gageons pour Gerty Dambury que ce chevau-léger des mises en scène de Jaz , à la fois complexe et minimaliste, voyagera loin et longtemps. C'est la parfaite introduction à un très grand texte dramatique.

Christiane Makward 
Paris, 11 mars 2011.

Jaz ...
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